Rouwette, ou les géométries de l’absence
On nous dit que l’humanité va disparaitre, victime d’elle-même. Mais on nous dit aussi — est-ce une consolation ? — qu’elle n’était qu’un simple épisode, un haussement d’épaule de l’éternité. Et que le monde a sa résilience : il continuera sans l’humain, sans drame, sans regret, sans clameurs.
Fabian Rouwette a jusqu’à présent excellé à rendre compte de cet univers abandonné de l’homme. Des univers cassés, des chambres vides à jamais, des portes mal fermées qui ne s’ouvriront désormais plus sur rien. Ce ne sont pas des natures mortes (bien mal nommées, puisqu’elles nous montrent en général des chairs encore palpitantes, des objets dont une main vient de se servir, des fruits qu’une bouche va mordre) ; ce ne sont pas non plus ces clichés souvent grandiloquents qui se veulent proclamation ou remontrance. Non : chez Rouwette, c’est le vrai silence. Celui des espaces où le temps humain n’est plus car il n’a plus à être. Mais rien de tragique chez lui ; et aucun sermon. Pas de memento mori, mais la sérénité des choses qui se contentent d’être. La ruine est réduite à une simple épure géométrique.
S’il a souvent saisi le monde d’après, Rouwette se tourne à présent, en un étonnant virage à 180°, vers le monde d’avant. Celui de la nature antérieure à l’homme. Avant que tout ne commence et se gâte. Mais le virage n’est qu’apparent, car ces univers sont frères. Ici encore, c’est la quiétude. Si là-bas, le temps n’a plus cours, ici il n’a tout simplement pas cours. Il est certes signifié par les entrelacs, par la mousse, par la lumière. On le pressent toutefois, ce temps s’abolit ici dans l’éternité. Si nous voulions convoquer l’anecdote, nous apprendrions que l’objectif de Rouwette s’est ouvert sur la forêt de Bialowieza, la dernière forêt primaire d'Europe. Mais précisément, il n’y pas d’anecdote, et encore moins d’exotisme. Il n’y a plus ni avant ni après. Ce qui est frappant est que cet avant et cet après — si ces mots ont encore un sens — sont construits sur les mêmes géométries. Des droites, qui disent le mépris de l’accident historique, des droites sur lesquelles viennent s’inscrire les courbes du hasard.
Le photographe a ainsi réussi le tour de force de rendre présente l’absence. Et — suprême renoncement — lui-même, peu soucieux du jeu sur les cadrages ou le facteur gamma, s’absente de cette œuvre toute de pureté.
Jean-Marie Klinkenberg
de l’Académie royale de Belgique